Accueil BIEN ensemble « Se livrer pour se délivrer »

« Se livrer pour se délivrer »

AU-DELÀ DU COVID. Marie-Pierre Borde a composé une vie personnelle et un parcours professionnel atypiques avant de revenir dans sa région d’origine, en Périgord. Elle y développe depuis 2019 une activité de médiatrice et thérapeute organisée autour de trois mots clés : entendre, anticiper, innover. Au-delà des médiations conventionnelles et judiciaires qu’elle réalise, elle assure un accompagnement au changement, une gestion de crises et de conflits. Son analyse peut aider à mieux vivre la période tourmentée que nous traversons.
Se remobiliser pour traverser la crise actuelle et ses crises personnelles ? L’analyse de Marie-Pierre Borde

La crise sanitaire que nous vivons suscite-t-elle de nouvelles tensions ?

Des entreprises maintiennent une activité nécessaire sur site, d’autres se sont organisées en télétravail. Des choses différentes se jouent. Contrairement à ce qui peut se dire, on relève beaucoup de stress en présentiel pour préserver sa santé. Au contact des autres, chacun se demande comment assurer sa sécurité et celle de sa famille, tout en continuant à faire son travail du mieux possible : des entreprises sont en retard ou en réorganisation vis à vis de leurs clients, et les salariés ou responsables en interface doivent en permanence justifier de leurs limites. C’est un stress énorme. L’entreprise peut agir pour séparer ce qui est de sa part ou du reste, ce sur quoi on a prise ou pas, et faire en sorte que les personnes qui doivent venir travailler soient en sécurité physique mais aussi psychique. Nul besoin d’investir des moyens considérables, on peut créer un espace de parole. Quant au télétravail, l’isolement peut bien sûr devenir une souffrance, tout comme la distinction entre son activité professionnelle et sa vie personnelle. Nombreux sont ceux qui ne parlent pas de cette perception et la vivent seuls. La crise sanitaire, insidieusement, affecte même les relations ”normales“ : on n’a pas encore vraiment réalisé que ce mode de fonctionnement est terminé. On vit sur nos réserves de relations, une illusion, un souvenir, un maillage imaginaire plus fin et plus fragile parce qu’il a besoin de rencontres. Il est donc nécessaire de les conserver dans l’entreprise, non avec de longues visioconférences mais plutôt quelques contacts individuels. Ceci sans coût excessif, beaucoup moins que les arrêts de travail ou les burn out. Cela vaut la peine de s’accorder un peu de temps pour éviter des catastrophes humaine et économique. Dix minutes d’appel à un salarié permettent de dire beaucoup de choses, et surtout d’écouter… Il importe que ce soit avec des intervenants extérieurs et neutres : sans garantie de confidentialité, il n’y aura rien d’utile.

Comment éviter que du silence naisse la violence ?

Des médiateurs sont appelés sur des gestions de crise où la violence se manifeste physiquement et en nombre : le plus difficile consiste à percevoir les moments d’intervention nécessaires. Dans ce qu’on vit ­— c’est le cas dans les phénomènes de crise en général, mais on est ici tous impliqués car pas un espace de la société se trouve en dehors — et il y avait déjà les Gilets jaunes juste avant, s’il n’y a aucun espace où les personnes peuvent exprimer ce qu’elles ressentent et ce qu’elles vivent, alors il y aura violence. En entreprise comme ailleurs. Quand on ne veut plus respecter un ordre établi, la violence s’exerce entre particuliers, entre tous.
Il faut donc créer des espaces de parole, pour échanger entre personnes qui envisagent les choses autrement, qui ont des intérêts différents… pour trouver des solutions, pas seulement les déposer. Que mettre en place pour formaliser des lieux à taille humaine, avec un accompagnement professionnel ? Ça n’existe pas encore. Même en visio, en petit groupe, il se dit beaucoup de choses. Une fois son niveau de stress abaissé, on peut continuer sa vie d’une autre façon.

Peut-on comparer une personnalité et une structure collective ?

Il y a l’avoir et l’être. Dans l’avoir, se trouve tout ce qu’on arrive facilement à se représenter : avoir un travail, une activité, des clients… C’est concret. L’être, c’est beaucoup plus difficile. On a un corps mais on est. Cet être au cœur de notre action, on n’en prend pas trop soin, et ça casse alors que ça fonctionnait très bien comme ça pendant des années. Dans les structures et dans nos créations, c’est la même chose : il y a un être, dont on ne prend pas assez soin. Parce qu’on pense que c’est un signe de fragilité ou que c’est bon quand on a le temps. Quelqu’un en difficulté, qui n’en parle pas, va les accumuler et arriver au burn out : il faudra alors s’arrêter de travailler parfois plusieurs années. C’est valable pour l’entité entreprise, cela peut conduire à l’irréparable.
En entreprise, on est tous en nécessité de produire, de trouver des marchés, de faire rentrer de l’argent… Mais on fonctionne avec de l’humain : quand tout va bien, on l’oublie facilement, même si des choses se passent parfois mal, c’est noyé dans le quotidien. En situation de crise, on ne peut pas faire l’impasse de s’en occuper : un grand nombre de personnes vit des difficultés et les modalités de réponse changent dans l’urgence de cette gestion. On est obligés de prendre en compte la complexité de notre humanité. En ce moment, elle nous saute à la figure.

La mise à distance forcée, par le télétravail, peut “couver“ des malaises psychologiques ?

J’ai des contacts avec des psychologues et psychiatres qui travaillent en institution, les numéros d’appel pour les violences familiales et les personnes qui sont ou se ressentent isolées ont conduit un plus grand nombre de gens vers les services spécialisés. Chez les jeunes, on l’a enfin vu, la souffrance est réelle : certains font le trajet jusqu’à leur fac, sachant qu’ils n’iront pas, juste pour savoir qu’ils s’inscrivent dans quelque chose de concret. Des gens sont dramatiquement isolés. Cette crise nous met face à notre fragilité et en situation, souvent, de vulnérabilité… Celle qu’on a plein de moyens d’oublier, la société nous y aide en multipliant les occasions de consommer. Cette crise nous ramène à l’éphémère de la vie, on y est brutalement renvoyés, tous nos repères changent. Quand on est isolé, on n’a pas le recours à l’environnement pour se rassurer de ce qui existe encore.

Les fausses informations qui circulent sur Internet sont-elles en lien avec cette peur : rechercher d’autres explications pour se protéger ?

Nous avons besoin de repères qui nous permettent de vivre et nous faisons de nos croyances des certitudes, d’autant plus quand on est en fragilité psychique. Plus on a de ressources, plus on est agile, moins on a besoin de s’accrocher à de “bonnes” raisons. Lorsqu’il n’y a pas d’espace pour le questionnement, c’est révélateur de la fragilité, du niveau de perte, donc de la souffrance. Chacun fait ce qu’il peut. Cela devient discutable lorsque des groupes entretiennent le mécanisme pour des intérêts particuliers, pour tirer profit de la misère du monde. Pendant que des choses s’écroulent, d’autres se tissent et se vivent différemment. Notre société si matérielle nous a fait croire que l’on était tous indépendants les uns des autres, qu’on était autonomes… On redécouvre qu’on est liés les uns aux autres : on peut se passer un virus facilement, mais aussi des idées, de l’amour, de l’aide, de la solidarité. On a besoin de retrouver cela ; d’une autre façon puisqu’on peut moins se voir, en envisageant les choses autrement. Même si on se forge une certitude de vivre longtemps, l’instant ne se vit pas seul.
La relation à l’autre, la solidarité, même avant la crise Covid, a toujours été le moteur d’une croissance de civilisation, d’une évolution de notre humanité. Le cataclysme que l’on vit socialement, et ce n’est pas terminé, nous oblige… Un mot qui n’a pas que le sens de la contrainte. Cette période nous pousse à repenser notre façon d’être aux autres. C’est en sortant de la toute puissance qu’on y parvient.

Marie-Pierre Borde, art-thérapeute