Ce samedi après-midi d’octobre, c’est plus que l’été indien dans la vallée de la Dordogne. Les montgolfières glissent dans le ciel bleu au-dessus du goûter que Sophie Girard a prévu pour réunir l’équipe rapprochée dans l’ancienne ferme achetée fin décembre. « Je cherchais un lieu pour installer mon cabinet, et les activités de La Mouchette et La Tribu du Poète, je passais régulièrement devant cette ferme avec le panneau “À vendre” et j’ai fini par me renseigner. » Avec déjà, dans un coin de tête, l’idée de faire bien davantage sur un site qui se prête à la conjugaison de talents. Dès lors, tout est allé assez vite. Car ce que Sophie veut… Repérage à Pâques, “tope-là” à l’ancienne avec les propriétaires avant de partir décrocher le financement, et achat à Noël. Sophie a travaillé, retravaillé le dossier de prêt, mobilisé ses proches, et la banque a dit oui : l’exploitation agricole fermée depuis 15 ans va reprendre vie.
Économie sociale et solidaire
Le site servira d’abord de cadre aux propres activités de Sophie Girard, avec un plateau destiné à la compagnie de danse et un bureau sur-mesure pour son travail de thérapeute. Et puisque l’espace ne manque pas, le projet qu’elle imagine depuis des mois avec son compagnon et copropriétaire des lieux, Julien Gatie, va pouvoir s’exprimer à travers La Tribu du Poète, association sœur de la Mouchette, dont elle et sa fille Cassandre ont étendu le périmètre au-delà du socle culturel initial pour ouvrir la structure à l’économie sociale et solidaire. Sophie ne manquera pas d’appliquer à ce programme collectif la même détermination qui a présidé à l’acquisition des murs. « Beaucoup de mes rêves d’ado se mettent en place, des préoccupations quant aux manques ou aux mauvaises répartitions dans notre monde : le projet a grandi pour devenir une entité avec sa propre vie, il a trouvé un lieu pour continuer à se développer. »
Un lieu à haut potentiel
Ce bâtiment, dont on devine les pierres ocrées du Périgord noir sous le crépi, tient fièrement debout, avec de multiples possibilités d’aménagement sous les charpentes intactes, dans la grange aux crèches impeccables, dans les anciennes étables et le poulailler, la bergerie et le four à pain, sans oublier les deux grands séchoirs à tabac : nous sommes dans la fertile vallée de la Dordogne, autrefois dédiée à l’herbe à Nicot et toujours idéale. Les terrains agricoles qui entourent la ferme pourront recevoir des projets de maraîchage ou tout autre activité extérieure.
L’ensemble du chantier à venir est placé sous la responsabilité d’une architecte, “Mouchette” par ailleurs. La première étape concerne la maison avec une salle d’attente-cuisine, un bureau partagé, un espace d’art-thérapie et danse-thérapie animé par Sophie, ainsi que la salle de danse et le café villageois. Les contours initiaux s’envisagent autour de ce point de rencontre convivial qui réunirait des publics de tous horizons, ruraux ou pas, jeunes et anciens… , espace autour duquel pourraient advenir des échanges et moyens d’entraide ponctuels ou réguliers. L’aménagement d’un logement de secours permettra d’héberger ponctuellement des personnes en difficulté. « Ici, pas de solitude, il y aura toujours du mouvement. »
Les projets appellent les projets
Un bureau permettra une première information juridique et administrative, écrivain public et aide au numérique, notamment en direction des personnes âgées. L’adaptation au handicap guidera les mises en place d’activité. Un espace jeu mêlant loisirs traditionnels comme la pétanque et activités d’agrès ou de street park permettra de croiser les générations. « On imagine aussi un refuge de secours pour les animaux, avant leur transfert vers des structures spécialisées. L’intérêt de ce type de lieu, c’est qu’on peut venir pour une activité et, du fait de rencontres improbables, ajouter toutes sortes de richesses imprévues. » Les porteurs de projets professionnels, artistiques, associatifs qui se sentent seuls avec leur idée devraient trouver dans ce futur lieu d’accueil un appui et un accompagnement.
Pensée collective et moyens d’agir
Liliane Battais a rejoint Sophie et Julien en septembre pour les soutenir dans leur ambition de faire vivre ce lieu. « On a le même cheminement même si on n’explique pas les choses de la même manière : ce lieu se prête aux contacts humains, un besoin essentiel après celui de manger. » Les talents se conjuguent. Liliane apporte son expertise d’accompagnatrice en gestion de projets pour la construction de dossiers et la recherche de financements : les démarches qu’elle accomplit sont de nature à propulser ce cocktail de bonnes idées dès l’an prochain. Son credo ? Quand on est convaincu, on arrive à convaincre ! « Je cherche les moyens de réaliser nos idées, je ne vois pas pourquoi on n’y arriverait pas. J’ai passé ma vie à construire ce type de dossier administratif, même si je n’aime pas spécialement ça : quand je trouve un projet intéressant, je me débrouille pour trouver les moyens nécessaires pour qu’il se réalise. J’ai accompagné des projets de type participatif, j’ai créé un tiers-lieu dans la Drôme, je m’intéresse au collectif, à la convivialité dans les zones rurales… Sur le projet drômois, on était trois, on est partis de rien, avec un hangar en centre bourg où on a installé un café associatif, un fab lab, un repair café, un espace de coworking et des tas d’activités thématiques. L’objectif était la mixité sociale et générationnelle, on a saisi les projets qui se présentaient pour les faire vivre et il y en a eu beaucoup. Les aides financières ont été réunies rapidement, celles de fondations, de la CAF, du Département… et le projet tient depuis six ans. »
Un modèle à dupliquer
L’articulation est sensiblement identique ici et les dossiers de financement sont en cours. « Dans la Drôme, on partait aussi d’une compagnie de danse, D’ici-Danse, et le local appartenait à un privé qui a fait un bail à l’association, gestionnaire des lieux », explique Liliane. « Ici, je mets à disposition la salle de danse, le café, le terrain, le bureau… », complète Sophie, qui espère proposer des activités pour les trois villages environnants. « Des projets d’intérêt général, portés par des citoyens », résume Liliane, qui sait que beaucoup de petites communes n’ont pas les moyens techniques et peu de moyens financiers pour en réaliser. « Les associations arrivent quand il manque quelque chose que les pouvoirs publics ne font pas, faute de moyens ou d’intérêt : les citoyens s’organisent alors pour le faire, c’est le rôle des associations, ou d’autres montages comme les coopératives… Tout évolue tout le temps. »
Vers un réseau en monde rural
Au carrefour de populations : ainsi devrait s’articuler La Tribu du Poète, entre la rivière et la voie de la vallée, pour créer des ponts (sans allusion aucune à un fameux pont voisin). « Nous souhaitons animer le lieu à l’année, l’offre culturelle dans les environs étant plutôt estivale. Et donc créer des emplois, aidés dans un premier temps mais l’idée est de les autofinancer », prévoit Sophie. La salle de danse et de motricité pourra intéresser d’autres structures ; le café va aussi générer des activités, avec une scène intérieure et extérieure pour des spectacles.
Partager des moments autour d’actions du quotidien répond à des besoins et permet de parler de bien des choses, au-delà de la réalité actuelle. « Les projets appellent les projets dès lors qu’il s’agit de rompre l’isolement, celui des personnes âgées, des femmes seules avec enfants, des veufs et veuves. Nous avons envie aussi de nouer des liens avec d’autres lieux qui existent déjà en milieu rural. On peut fonctionner en réseau pour se renforcer les uns-les autres, on a tout à y gagner. »
Dès la fin de ce mois d’octobre, Julien quitte son emploi pour se consacrer à temps plein à la mise en valeur du site : s’ils ont déjà permis d’évacuer les ronces et gravas, ses week-end n’y suffisent plus. « Dans la Drôme, on a aussitôt pu créer trois emplois grâce à des dispositifs ciblés. Ça suivra ici aussi quand le cadre sera en place », rassure Liliane. « Ce n’est pas utopique d’en créer quatre ici, dont un de gardien des lieux », insiste Sophie.
Un premier pas : le budget participatif départemental
Pour faire grandir ici les belles idées qui ont déjà germé et réaliser les travaux, l’enveloppe financière est estimée à 250 000 euros, dont le premier pas de 6 000 euros est sollicité dans le cadre du budget participatif du Département (dont BIEN en Périgord a bénéficié fin 2020 pour son démarrage, c’est un cap essentiel !) : les Périgourdins sont invités à soutenir ce projet en votant, tout simplement.
Chaque habitant peut voter pour trois projets (il vous reste à en choisir deux autres…) via le site internet dédié (sur ordinateur, plus simple que sur mobile, en suivant bien les directives et en allant parfois chercher dans les spams la confirmation de son vote) ou dans sa mairie, à l’ancienne, en glissant un bulletin dans l’urne ; ou sur les marchés où circule la caravane du Conseil départemental.
Documenter cette expérience
Amélie Piano et Nicolas Renault, les Spicy Motion, sont à l’œuvre pour documenter ce qui commence à se passer ici, les aménagements, les réunions, les visites… un projet en mouvement. « La Mouchette travaille déjà avec cette société de réalisation et de production, et on leur a proposé de nous accompagner, ce qu’ils font depuis mai », se réjouit Sophie qui tient à cette mémoire en images et en témoignages. « On voit l’esprit joyeux et déjà intergénérationnel dans lequel tout cela se passe, les enfants qui poussent la brouette, ma maman qui inventorie les plantes. »
Les Spicy viennent régulièrement, en immersion, ils immortalisent ce que l’équipe ne pense pas toujours à fixer, le nez dans le guidon. « On ne sait pas encore s’il s’agira d’un film ou d’épisodes en série, décrit Amélie, c’est une coréalisation avec tous pour rester fidèle à l’esprit du projet. Nous sortirons aussi de petits montages réguliers pour nourrir les communications de la Tribu du Poète, sur les réseaux notamment. » Liliane souligne que « C’est aussi très important pour les financeurs : ils voient ce que nous réalisons avec leurs fonds, de manière incarnée, avec des gens… la réalité est plus vivante que des dossiers ». Le processus en cours a valeur d’exemple pour d’autres porteurs de projets, « c’est inspirant, on pourra les conseiller », prolonge Sophie.