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Dans le secret d’un traître oublié

© Les Presses de la Cité
CONFIANCE ET CONSCIENCE. À la pesée des âmes, qu’adviendra-t-il de celle de Roger Martin ? Ce livre interroge, sans les solliciter, le pardon et l’indulgence en détaillant les prémices, la mise en œuvre et les conséquences de l’irrémédiable faute. Et la vie qui continue.

Quand une vie entière ne peut suffire à racheter la monstruosité d’une bouffée de jeunesse. Quand l’examen de conscience se raidit sur la dernière ligne droite terrestre… Du si gentil vieux monsieur au jeune homme insouciant, en remontant le temps jusqu’aux blessures d’une enfance malheureuse, arrive-t-on à comprendre, sinon pardonner, les choix faits dans une période aussi troublée, et trouble, que l’Occupation ?

Le Périgord a souvent trouvé sa place dans la littérature et les essais consacrés à la Seconde Guerre mondiale, à travers les actes et les réseaux de Résistance ; la collaboration se lisant plutôt en creux, sur l’autre versant de cette histoire ; celle, peu glorieuse, qu’on préfère oublier. Elle est ici décrite dans sa froideur, sa lâcheté, son appât du gain.

Un salaud ordinaire

Témoignage chèrement tiré de l’oubli où cette part d’histoire aurait pu rester, soigneusement classée dans les archives de la dernière guerre, l’ouvrage d’Yves Viollier tient du roman dans sa forme et son écriture. Rien de linéaire dans ce portrait, rien qui fasse basculer vraiment le malaise ressenti, l’inquiétude tenace : cette vie tissée sur la toile du doute s’est comme punie d’elle-même. Le veuf dignement éploré inspire de prime abord non pas de la pitié mais une proximité de cœur bienveillante et quasi familiale de la part de ses amis, qui l’invitent à s’installer auprès d’eux. Le vieil homme sait se faire aimer comme il a su se faire oublier.

Ce Roger Martin apparemment ordinaire avait, loin de son passé, gagné les cœurs par son attachante personnalité, à l’abri de l’indifférence ou de la honte du cours de la vie qu’il fallait bien reprendre, après “tout ça”. On se surprend à le plaindre, à s’attacher, à le maudire, à le démasquer, à le haïr, à le planter-là, à l’oublier, mais on veut comprendre, on veut savoir, soulever encore la part d’ombre, ad nauseam. Ironie de l’histoire, ce qu’on pouvait imaginer au fil du livre se confirme : honni soit qui mal a fait, d’emblée roué par plus cynique que lui.

Décontraction funeste

C’est un récit documenté — intégrant l’immersion à la fois douloureuse et addictive dans les archives, à Bordeaux — que l’auteur laisse aux abords de la fiction tant ces événements l’ont, on l’imagine, touché de près. Nous voyageons aux côtés du narrateur, à Mesnard, en Vendée, dans les environs de Châteauneuf-sur-Charente, à Angoulême, à Périgueux, à Bordeaux, à Cambo-les-Bains, en Forêt-Noire, selon qu’il s’agit des sinistres occupations de Roger ou de la suite. Les pages sur Périgueux, des ateliers du Toulon au quartier pas encore sauvegardé, et sur les maquis de Dordogne, traversés avec désinvolture par un être sans conscience ni scrupules, sont les plus éprouvantes.

En cheminant à rebours de la vie, apparemment lisse, de Roger, en tressant les époques et les points de vue, l’auteur éclaire les aspérités et parvient à nous le faire haïr autant que nous l’aimons aussi dans ses fêlures d’enfance, les accidents de la vie comme on dit aujourd’hui, et ce grand rendez-vous manqué avec le destin de la France. Parti du mauvais côté de l’Histoire, et on comprendra finalement à quel point il s’est fourvoyé au regard de sa propre histoire, ce antihéros, ce salaud ordinaire, a-t-il fait le rachat des fautes irréparables du temps où il servait le camp du plus fort, ce temps d’avant l’humiliation à vie, une vie passée à se fuir lui-même ?

Terriblement humain

Le récit, magistralement conduit, écrit au scalpel dans les détails qui tuent et les émotions qui couvent, retrace les tristes “exploits” du jeune cycliste qui promenait tranquillement ses passagers dans les rues de Périgueux. Cet homme est un salaud ; il est aussi l’enfant d’avant tout cela, et le vieillard aimé et aimant.

Et s’il n’avait pas vécu cette époque mais la nôtre ? Et si nous avions traversé cette guerre, « aurions-nous été meilleurs ou pire que ces gens » comme dit la chanson ? On se pose entre les lignes la question des choix d’une vie, du bien et du mal, de la grandeur et des petitesses, de la confiance accordée à l’autre et de la trahison. De l’idéal et de la réalité. Enquête historique et quête philosophique, ce récit est d’abord terriblement humain. Et on sait bien qu’il est d’autres Roger, ailleurs, dans d’autres territoires occupés, aujourd’hui encore.

Un jeune homme si tranquille, Yves Viollier, Les Presses de la Cité. 272 pages, 20 euros. En librairie à partir du jeudi 18 août.

Yves Viollier est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages.