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Une mémoire ensevelie

© Les Presses de la Cité
ENTRE FICTION ET RÉALITÉ. Jean-Luc Aubarbier n’a pas son pareil pour tricoter entre les mailles de la grande Histoire des bouts de trajectoires personnelles qui finissent par se rencontrer, il tire le fil de temporalités qui se croisent sur un même espace : le Périgord. L'auteur est au salon de Brive ce week-end.

Cette fois, nous sommes dans un coin de campagne discret, entre Bergeracois et pays Vernois. Le narrateur, un grand reporter en rupture familiale, se retire dans sa maison de campagne et trouvera bientôt — comme dans la très spirituelle série Cavaignac et Karadec du même auteur — une âme sœur (et sexy) pour mener l’enquête : l’écriture d’un ouvrage sur l’histoire du village, fiction posée sur les tourments historiques, va lui permettre de pousser chacun dans ses retranchements, de multiplier les sources et recouper les indices, de traquer les secrets individuels derrière la mémoire (ou plutôt l’amnésie) collective. Et de constater qu’il n’est pas seul à suivre cette piste oubliée.

1944-94 : même combat

Une actrice parisienne devenue baronne par mariage, puis veuve pleine de charme et d’esprit, se replie dans le château familial durant la guerre : dans des nuances et contradictions allant du courage à la compromission, elle cristallise les attentions ; et son compagnon plus encore. Bien des figures romanesques percent sous le linceul jeté après-guerre sur la réalité (de la) commune, certains en font trop, d’autres n’en disent pas assez en ce milieu des années 1990 : les fantômes du passé sont encore bien présents sur cette terre de Résistance et le champ des Martyrs, sous les fenêtres du journaliste, s’ancrera dans un supplice bien plus récent que la légende entretenue autour des premiers chrétiens sacrifiés par les Romains.

Cosaques et maquis

Le récit au passé des années troubles évoque les plus mauvais rôles de nos comédiens nationaux et les glorieuses pages de quelques auteurs, la fuite d’Essendiéras de l’académicien juif André Maurois, la guerre des maquis et les dérives de la 25e heure, les oubliés de la prison de Mauzac et les grenadiers cosaques, le face à face de la justice et de la vengeance, du courage et de la trahison, les ravages de la cagoule et de la milice ; le temps de l’expiation et de l’oubli pour certains, des réseaux facistes protégés par Franco pour d’autres.

Peiraguda et rugby

À bord de sa Méhari, le narrateur distille un Périgord intime comme autant de mains tendues au grand public pour aller voir ailleurs, sur les chemins de traverse de ce département plein de ressources. Les pages écrites au présent de la dernière décennie du XXe siècle se moquent gentiment des touristes et des Parisiens, qui souvent sont les mêmes, rendent hommage à notre gastronomie et notre nature, à Cyrano maintes fois joué au festival de Sarlat, à la ferveur locale autour de Peiraguda, héritiers des troubadours et de Nerval réunis. On croise le culte anglican à Saint-Martin de Limeuil, le Pontcarral d’Albéric Cahuet, l’ancien foyer du Thouin à Périgueux, un Périgord inattendu.

Un warum pour un pourquoi

L’auteur place Le chant de la croisade au niveau de l’Iliade et voit dans le secret de la Résistance une énergie puisée dans toutes les peines et défaites accumulées au Sud depuis les cathares. On suit ceux qui y reviennent par mal du pays, et du rugby, et épousent la cause de leurs aînés jusqu’à confondre Allemand et nazi. Les commémorations officielles ne jouent ici qu’une partie de l’Histoire, les destins politiques issus de la Résistance conservent des liens sacrés. Entre les deux époques : des morts et des secrets que le journaliste convoque pour un nécessaire “devoir de mémoire”, pour dire ce que la guerre a de sauvage, quel que soit le camp, un warum répondant à un identique pourquoi.

Mémoire locale

Si Saint-Pierre-de-Vitrac est sorti de l’imagination de l’auteur, la tragédie de Saint-Julien-de-Crempse a bien eu lieu. Comme pour chacun de ses ouvrages, Jean-Luc Aubarbier évoque dans la postface la part de réalité de son roman : sa curiosité légendaire l’a conduit à fouiller une fois encore la mémoire locale, dans une rubrique Résistance aussi bien remplie que complexe, pour nous attacher à des destins qu’on peut croire authentiques.

• Le champ des Martyrs, Jean-Luc Aubarbier, Les Presses de la Cité, collection Terres de France, 22 euros.