Accueil BIEN ailleurs Une œuvre à Rambobiner

Une œuvre à Rambobiner

© SBT
ANIMATION INANIMÉE. Alain Bublex donne à voir An American Landscape à l’espace culturel F. Mitterrand jusqu’au 10 juillet, un film d’animation présenté dans une scénographie de l’artiste. Ou ce qu’il reste de Rambo quand on l’a effacé…

N’allez pas demander, même avec une pointe d’humour, s’il imagine ce que le réalisateur de l’opus original de Rambo pourrait penser de son œuvre, ou plus prosaïquement comment aborder la question des droits d’auteur dans la transformation qu’il opère à partir de ce fim : Alain Bublex n’en a cure. Il se pose plus sérieusement celle de la posture physique du public face au film projeté dans la grande salle de l’espace culturel François Mitterrand, surtout pour ceux qui abordent la diffusion debout, en dépit des gradins aménagés… et qui se caleront donc contre le mur pour cette séquence ramenée à 40 minutes, contre 90 pour le First Blood de 1982.

An American Landscape – A nearly deserted Main Street, 2021 © Alain Bublex – Courtesy Galerie GP & N Vallois, Paris

Quand on l’interroge sur ce que cette œuvre dit aussi de l’Amérique d’aujourd’hui, et de cette Amérique profonde en particulier, l’artiste dit bien connaître ce territoire pour l’avoir traversé et longuement sillonné, 50 000 km en pointillés entre 1980 et 2000 : de quoi intégrer ce paysage idyllique comme élément constitutif de cette nation, un socle qui concourt au mythe fondateur de l’unité du pays. Mais là ne serait pas non plus son intention. Reste donc à se laisser porter par cette longue méditation, tel un passager clandestin, infiltré en tenue de camouflage dans un décor radicalement privé de figurant.

Le paysage, “personnage” principal

De quoi s’agit-il ? An American Landscape, œuvre originale d’Alain Bublex, est librement inspirée du long métrage de Ted Kotcheff. De ce point de départ mainte fois visionné, l’artiste a redessiné le fil de l’intrigue en dépouillant ce film d’action… de l’action, pour ne conserver que le décor, le paysage, restitué à l’angle près dans le mouvement de caméra, certes accéléré, mais surtout soumis à une transformation graphique qui le rend inclassable. Ce film ”d’animation” devient le support de la narration qu’on veut bien substituer au propos initial, toile de fond d’une Amérique suggérée, fantasmée, digérée, fictionnelle. Ses contradictions, ses forces et ses faiblesses se lisent dans les lignes de fuite, les plans fixes, les cadrages et les contrastes de ce paysage mouvant, propos en mouvement, alliance de l’urbain et du sauvage pour une atmosphère à la fois déshumanisée et essentielle. Que reste-t-il quand le sujet que l’on croit principal a disparu ? Une fresque patiemment redessinée, grands espaces escarpés, épaisses forêts, décors inhabités, aller-retours entre la ville et les Rocheuses, voitures roulant sans but et motels ouverts pour personne. Un récit, tout de même, qui donne tout à voir de ce qui n’était qu’accessoire et caché. « Ce n’est pas du tout la même chose, mais c’est exactement pareil », dit-il de cette troublante fidélité. Débarrassé de son intrigue, le déroulé n’en est pas moins inquiétant, et cette reconstitution pas moins riche de sens. La nature revêt des allures de fin du monde où le matériel semble tourner dans le vide. Ce qui s’étire sous nos yeux concentre une même obsession, entre nature et culture. La (re)création appliquée à une déjà fiction ajoute au mystère du voyage proposé.

An American Landscape – Who’s shooting there, who’s shooting there, who’s shooting there, 2021 © Alain Bublex – Courtesy Galerie GP & N Vallois, Paris

Expéri-mental

Imaginons les œuvres des grands peintres réalistes américains du siècle dernier, sans les figures de celles et ceux qui incarnaient pourtant les tranches de vie choisies ; juste la mise en scène, sans les acteurs : Wood, Benton, Wyeth et bien sûr Hopper, ou les luministes du XIXe ; ou les photographes hyperréalistes Stephen Shore et Walker Evans, sans les regards dont ils témoignent.

Le défi appliqué par Alain Bublex au film de référence se traduit par une ambiance crépusculaire, des transparences inquiétantes, des lumières éteintes : l’artiste qui affectionne les supports, media et techniques différentes mobilise un ensemble de pratiques pour mieux interpeler le visiteur. Rambo, porte d’entrée idéale sur la culture populaire, s’offre ici une réinvention sophistiquée de la composition du paysage.

Alain Bublex s’attache à cette variation sur ce paysage américain depuis 2018. Indissociable de l’espace scénographié dans lequel il est présenté, dispositif spécialement conçu pour cette salle, le film donne lieu à des extraits graphiques, des recadrages, des tableaux exposés comme les images qui escortaient autrefois le public du couloir jusqu’à la salle de projection ; il en a même imaginé l’affiche­, partageant au générique son nom pour la réalisation et les 400 dessins avec celui de l’animateur-monteur et du sonorisateur : la BO spécialement composée, œuvre de Denis Vautrin, expert en narration sonore, bruisse d’un imaginaire superposé, recrée des bruits naturels et génère une atmosphère propice au voyage.

Chacun adoptera la posture de scrutateur d’images qu’il voudra. Si l’on repense à l’Empire, de Warhol, plan fixe de plus de 8 heures sur l’Empire State building, on sait que l’artiste disait lui-même que la difficulté de visionnage était indissociable de l’œuvre.

Chacun peut prendre le temps de fréquenter l’exposition puisqu’elle dure jusqu’au 10 juillet, et se refermera avec une intervention en correspondance programmée dans le cadre du festival Mimos.

• Visite commentée chaque samedi à 14h. Accueil de groupes du mardi au vendredi (sur réservation). Ateliers en famille samedi 21 mai et 18 juin à 10j (sur réservation)

Rocheuses en Savoie

Pierre Ouzeau, directeur artistique de l’agence culturelle Dordogne-Périgord, se dit fier et ravi d’accueillir un artiste au parcours dense, en France comme à l’étranger, avec cette recherche menée sur quatre ans et soutenue par la Galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois, à Paris.

Alain Bublex livre un travail homogène entrepris à partir d’un cinéma qui n’est a priori pas le sien mais qu’il considère comme attachant : il a régulièrement revu avec plaisir ce film découvert par hasard à la télévision. Le véritable dialogue du héros avec le paysage s’est imposé à lui, il s’est emparé du propos pour avancer dans sa pratique associant photographie et dessin, qu’il restait à mettre en mouvement.

Ce compagnonnage prend aussi le détour de réminiscences de paysages américains en Savoie, allures de Rocheuses en surplomb de Thônes, chemins vers des granges sans âge… visions quasi superposées, présentées en miroir.