Accueil BIEN commun Un buste pour un Juste

Un buste pour un Juste

Autour de la tombe, descendants de la famille (à gauche) et mussalertis (à droite) © L. Seitmann
MÉMOIRE. Breton d’origine, Louis Dartige du Fournet vécut une vingtaine d’année à Périgueux avec son épouse Edmée de la Borie de la Batut, originaire de Saint-Chamassy, où ils reposent. Un hommage franco-arménien a été rendu à l’Amiral Louis Dartige du Fournet.

“Émotion et fierté” peuvent résumer l’hommage officiel des 6 et 7 mai à Saint-Chamassy, près du Bugue, où un buste a été érigé en mémoire du vice-amiral Louis Dartige du Fournet, commandant de la flotte française de Méditerranée orientale, qui prit la décision d’évacuer, sans ordre de sa hiérarchie, 4 092 Arméniens en péril d’extermination sur le Mussa Dagh (Mont-Moïse) : une opération militaire et humanitaire injustement méconnue des Français.

© L. Seitmann

Sauvetage non autorisé

Le 5 septembre 1915, des Arméniens  attirent l’attention d’un navire français, le croiseur Guichen, sur la côte nord de la Syrie, par un drapeau blanc marqué d’une croix rouge. 600 combattants et femmes, enfants et vieillards. L’Amiral Dartige du Fournet demande des instructions à l’état-major. Sans réponse, il décide, d’embarquer ces 4092 “Mussallertsis” (enfants du mont Mussa), les 12 et 13 septembre 1915.

Les marins français de la 3e escadre risquèrent leur vie dans cette évacuation, débarquant sur la plage du Ras el Mina en bombardant les troupes ottomanes, dirigées par des officiers allemands. Les descendants de Mussalertsis sont aujourd’hui près de 50 000 !

Descendants et collégiens

Un des panneaux de l’exposition des collégiens © L. Seitmann

Un hommage s’imposait, rassemblant des descendants de l’Amiral et de Mussalertsis (petite nièce, arrière-petits-enfants, arrière petits neveux et nièces), Arméniens venus de toute la France, représentants de la Marine française, officiels périgourdins, sous-préfète, députés, sénateurs, et Madame Sussana Hadamian, attachée d’Ambassade d’Arménie…  sans oublier les élèves du professeur Gautier, du collège Clos Chassaing de Périgueux, qui ont ouvert la rencontre par une exposition et un compte rendu de leur recherche, eux qui évoluent au sein d’une Classe Défense dans le cadre d’un partenariat entre l’Éducation nationale et le Ministère des Armées.

Sur les traces de l’Amiral

© L. Seitmann

Laissons à Daniel Arabian, vice-président de l’ADAP, amicale des arméniens du Périgord, le récit d’une quête et d’une promesse. « J’avais lu, adolescent, sous la pression de mes parents, le livre de Franz Werfel “Les 40 jours du Mussa Dagh”. Je ne me doutais pas que, 40 ans plus tard, un jour d’hiver 2010, j’écrirais avec mes amis la suite de ce récit. Après avoir passé les fêtes de fin d’année en Arménie, mon ami Thomas m’appela d’Erevan, demandant si je connaissais le village de Saint-Chamassy. Je consultai l’itinéraire et lui répondis “c’est à 1h30 de chez moi”. Il me demanda si je pourrais l’y accompagner la semaine suivante ? Si Thomas se déplaçait, il devait y avoir quelque chose d’important. Il arriva comme promis d’Arménie, avec notre ami Naregh Amoutouvian, venu du New Jersey. Je les ai récupérés en gare de Cahors. Dans la voiture, ils m’ont expliqué que nous allions chercher la tombe de l’Amiral ! Mes deux amis étaient sous le charme de la campagne périgourdine, de la beauté de la nature et des maisons en pierre. Naregh prenait des photos, Thomas était fébrile et me demandait sans cesse, comme un enfant à ses parents “Quand est ce qu’on arrive ?”

Les autorités, lors de l’hommage © L. Seitmann

« J’avais promis à mes grands-parents que je retrouverais et remercierais cet amiral ! »

Après avoir retiré la chaîne et poussé le lourd portail en fer du cimetière, nous décidâmes de prendre chacun notre rangée. Transis de froid, à la recherche d’une tombe au milieu de centaines, sans même être sûrs qu’elle existait vraiment. Après avoir arpenté les allées, pendant plus de deux heures, Naregh et moi sommes sortis. Thomas continuait à essayer de déchiffrer chaque tombe, une à une, malgré l’usure du temps, qui avait effacé de nombreuses inscriptions. Et, subitement, un cri : “Elle est là, je l’ai trouvée !”

Le maire et la délégation arménienne de Montpellier © L. Seitmann

Thomas enlaçait la pierre tombale comme il l’aurait fait avec un être cher ! Les inscriptions, presque illisibles, étaient couvertes par la mousse. Les yeux rougis par l’émotion, Thomas dit : “J’avais promis à mes grands-parents que je retrouverais cet amiral, c’est fait !” Nous pouvons partir, dit-il d’un ton déterminé, tout en me citant les dernières lignes du livre de l’amiral : “Mon plus grand regret est de n’avoir eu de remerciements de qui que ce soit !”. Il fallait que nous rencontrions le maire de Saint- Chamassy. Nous avons, en la personne de Claude Fauret, qui nous a ouvert les portes de sa mairie, trouvé une oreille attentive. Roland Delmas, qui lui a succédé, continue de faire vivre cette page d’histoire. »

Jean Cordelle, petit-fils de l’enseigne de vaisseau, Jean-Le Mée, commandant du débarquement lors de l’évacuation, a pour sa part conclu par un long et émouvant récit sur les officiers de marine, et présenté une exposition issue de sa documentation — familiale, littéraire, administrative et historique — sur cette épopée conjointe de la Marine française, des combattants et des familles arméniennes.

Laurent SEITMANN

Quelques repères

> Mai 2010 : première commémoration.

> 2015 : création avec Massis Pelivanian de l’amicale des Arméniens du Périgord, pour le centenaire du Génocide. Inauguration, à Carsac-Aillac, d’une rue Louis Dartige du Fournet. (Le projet est passé par différentes étapes. Une croix de pierre au début.)

> À l’inauguraton du buste de l’amiral en 2020 à Erevan, par l’ambassadeur de France Jonathan Lacotte, Daniel Arabian a demandé au bureau de  l’ADAP et à la municipalité de faire l’acquisition d’un exemplaire, pour l’ériger dans le village.

Saint-Chamassy est aujourd’hui connu d’Arménie en Uruguay en passant par l’Argentine, le Liban ou le Canada. Beaucoup de visiteurs anonymes viennent se recueillir ici depuis. Certains l’ont déjà baptisée “Saint-Chamassian”.

Famille et mussalertis © L. Seitmann

Témoignage de l’arrière petit neveu et homonyme de l’Amiral Louis Dartige du Fournet :

« Par un hasard extraordinaire, je porte le même nom et prénom que mon arrière grand-oncle. Ici nous sommes 14, non pas descendants, puisque l’amiral n’a pas eu d’enfants, mais petite nièce, arrières petits neveux de la famille de ce héros. » Et il lit deux lettres (jamais publiées) de l’amiral à sa mère, au moment de l’épisode du Mussa Dagh.

8 septembre 1915. « Plus au Nord, près d’Antioche, a surgi une affaire sérieuse, des Arméniens, menacés de massacre par les Turcs, ont demandé notre aide : comme ils ont encore en communication avec la mer, j’ai fait venir leur chef, homme jeune, résolu, qui m’a produit bonne impression. Je voudrais transporter à Chypre, les femmes, enfants, vieillards environ 4 000 âmes qui échapperaient ainsi à la bestialité. Les hommes solides resteraient dans leur montagne et avec notre secours, ils feraient la guérilla.»

Nouvelle lettre le 14 septembre. « Vous savez par les journaux que nous avons sauvé d’un massacre certain les Arméniens du Mont-Moïse. Personne ne me répondant à leur sujet, j’ai pris sur moi de les faire embarquer. Je ne pouvais pas les laisser égorger en attendant les ordres. Advienne que pourra : ils étaient plus de 4 000. Il est suggestif de penser que l’Europe n’a cessé, depuis que j’ai âge d’homme, de gémir sur le malheureux sort des Arméniens. Quand il faut suspendre les jérémiades et saisir l’occasion d’en sauver quelques-uns, chacun fait la sourde oreille. Il est vrai que cette guerre, formidable, épuise les ressources et la pitié elle-même. On voit tant de misères autour de soi, que les Arméniens semblent loin. Mais moi je les avais sous les yeux ! »

Le contexte général

Première Guerre mondiale. Blocus maritime franco-britannique pour empêcher l’Empire ottoman de ravitailler l’Allemagne. 24 avril 1915, 300 membres arméniens sont arrêtés : députés, avocats, journalistes, professeurs, pour décapiter toute résistance.

Septembre 1915. Le Comité Union et Progrès ou Jeunes Turcs, désarme les soldats d’origine arménienne, transférés dans des bataillons de casse de cailloux jusqu’à épuisement. 1 500 000 personnes (femmes, enfants, vieillards) déportées en 306 convois. La traversée du désert, faisant office de camp sans barbelés, sera fatale au plus grand nombre. En trois mois, 90 % vont mourir. Au Mussa Dagh : rare site d’auto-défense, près d’un axe d’où l’on pouvait apercevoir les déportés.

La décision d’intervenir de l’Amiral Dartige du Fournet s’appuiera sur une déclaration des autorités françaises, de mai 1915, où fut pour la première fois prononcée l’expression Crime contre l’Humanité.