Dans le cadre de la première édition de BD en Bastides, un échange animé par la responsable de la médiathèque, Angélique Caminade, et la librairie Bullivores, a permis de suivre deux parcours inspirants, avec Solène Rebière et Pauline Lega : enthousiasme, ténacité et travail sont le moteur de ces deux personnalités, d’une admirable maturité et lucidité, chacune déjà fortement repérée dans son univers en expansion, premier essai déjà coup de maître.

Solène Rebière (Pizzica Pizzica, Futuropolis), la petite trentaine, et Pauline Lega (Les Étincelles, chez Sarbacane), 26 ans, ont mis dans leur premier album ce qu’il faut de leur vie pour qu’il leur ressemble et beaucoup de leur talent pour qu’ils touchent les lecteurs. On y retrouve le mouvement comme point commun, la danse pour l’une, la boxe pour l’autre, une part intime d’elles-mêmes. « Quand on reste 10 heures par jour sur une table à dessin, on a besoin d’expérimenter des choses », s’accordent-elles. Si on peut avoir leur album en main, c’est parce que deux maisons d’édition qui font référence ont cru en elles. Chaque parcours, pour leur jeune âge, a de quoi donner de la force à qui veut se lancer dans l’aventure.
« C’est un métier où on s’isole très vite, c’est plus facile que de se socialiser. Alors on a besoin de sortir pour s’enrichir et vivre, pour s’inspirer. Dès que je sors de chez moi, je suis entourée d’une soixantaine de personnes ; sans ça, je ne pourrais pas construire des personnages si différents. » Pauline Lega
Travail de longue haleine
Toutes deux ont toujours dessiné. « La bande dessinée est venue plus tard », constate Solène Rebière qui s’appliquait, petite, à la maison, avec son père. « Le dessin a toujours été associé à une transmission, dans un environnement domestique et avec un lien affectif. » Puis elle a fréquenté les ateliers d’autres artistes — peintre, plasticien, graveur, restaurateur de tableau — avec lesquels elle s’est liée d’amitié et a reçu un savoir-faire. « En 2016, j’ai su que c’était ce que je voulais faire. Et j’ai continué, j’ai rencontré des auteurs, je les ai attendus avec mon carton dans les festivals pour présenter mon travail à ceux qui m’inspiraient. J’ai ainsi reçu les conseils d’Emmanuel Lepage, qui m’a accompagnée comme lui-même avait appris auprès de Jean-Claude Fournier, en Bretagne, qui lui même passait du temps dans l’atelier de Franquin. »
Accompagnement bienveillant

Ce parcours de transmission familiale, amicale, se joue ainsi “à l’ancienne”, comme avant l’émergence des écoles. Elle a ensuite rencontré le réseau d’Emmanuel Lepage : Christian Rossi, chaque semaine, reprenait ses dessins en plaçant des calques pour des propositions de retouches, une approche constructive et non intrusive qui lui a beaucoup appris. « On a aussi parlé du milieu de la BD tel qu’ils le vivaient. » Jusqu’à la signature du premier contrat, en 2021, elle s’est nourrie de ces échanges pour bâtir son dossier de publication, composé de dix planches abouties et de l’intégralité du storyboard du livre (240 pages), soit deux ans pleins de travail. Se présenter ainsi, sans diplôme ni publication, c’était une manière de montrer qu’elle pouvait aller au bout d’un projet, car il ne restait que le passage au lavis et à l’encre : « je suis allée voir tous les éditeurs, et j’ai eu plusieurs réponses positives ; j’ai pu choisir, ce qui est précieux en termes de rapport de force ».
« Il y a une proposition entre lutter contre la précarisation du statut des autrices et des auteurs, et de l’autre se servir comme on le peut de ce à quoi on est contraint, dans des activités annexes, qui vont participer d’une expérience particulière et personnelle, et donc de la richesse de nos publications : c’est un sacré terrain de jeu, en fait. » Solène Rebière
Autre mode d’emploi
Pauline Lega avance une version moderne « mais pas plus simple » du chemin vers l’édition. « Mes études étaient assez dures et la signature du contrat est ma récompense », sourit-elle. Celle qui dit avoir toujours été manuelle et bricoleuse, s’est orientée, après une première année de fac décevante, vers les arts appliqués : dans une école où elle s’ennuie ferme à dessiner des objets, elle s’enthousiasme pour le cours d’illustration et comprend qu’elle aime raconter des histoires. Elle bifurque vers la section cinéma d’illustration, redécouvre le roman graphique et les auteurs contemporains dans une boulimie de lecture. Elle sort bardée de références et diplômée en illustration et bande dessinée en 2023. « Le dessin est devenu mon écriture ». Ses cinq ans d’études l’ont notamment mise en présence du mentor de sa section, avec des entrées à des événements, et déjà un pied dans cet univers.

Pauline Lega est passée aussitôt à l’action avec son projet de diplôme : « je n’ai pas eu à démarcher, ça s’est déroulé naturellement car mon éditeur, Frédéric Lavabre, directeur de Sarbacane, était mon jury de diplôme ». Aussitôt après la présentation, il lui a laissé sa carte en proposant de l’éditer. « Je n’ai rien gardé du projet initial, il m’a accompagnée tout au long de la reconstruction de l’album. » Ainsi naît Les étincelles, BD inscrite dans le monde de la boxe.
Le pouvoir de montrer
L’autrice est partie d’un personnage féminin qui se tourne vers la boxe pour se reconstruire ; « j’avais envie de parler de résilience ». Les violences conjugales ont servi de point narratif, et c’est par la mise en relation avec une association d’aide aux femmes victimes, en Guadeloupe, qu’elle s’est engagée dans un projet suivi par le Sénat pour des cours de défense, avec pour seule légitimité le fait d’être une femme. Et bien sûr une artiste, « puisqu’il n’est pas nécessaire de vivre quelque chose pour en parler » mais au moins s’en saisir pour le transformer et l’inscrire dans une œuvre en devenir. « C’est une question de sensibilité et je voulais le faire de manière positive. » Celle qui ne se définit pas comme militante, plutôt « rangée aux côtés de ceux qui sont dans l’opérationnel et trouvent des solutions », a le pouvoir de les mettre en avant.
Entre IA et réseaux sociaux

Comment se distinguer dans l’émergence de talents, dans cet art qui plus est bousculé par l’arrivée de l’IA ? « On se trouve sans savoir au bon endroit, au bon moment. Ou bien c’est un coup de cœur, le dessin convaincant, une histoire solide, une promesse, des sujets aussi… et surtout la manière d’y entrer », balaie Pauline Lega. Pour Solène Rebière, chacun a ses cartes en main pour se situer dans un monde de la BD qui change à toute vitesse et s’élargit. « De mon côté, j’ai une lacune au niveau des réseaux sociaux, qui transforment la visibilité des artistes et le travail des éditeurs, qui utilisent Instagram pour recruter des auteurs et dessinateurs. » Elle constate : « on peut ajuster, selon les conseils reçus, mais on ne changera pas fondamentalement, on a des récits à écrire, je sais ce que j’ai à faire, ça sera reçu ou pas, ça me positionnera ». Avoir conscience de ses points faibles peut permette de se situer et participe à l’authenticité de ce qu’on raconte. « En dessin, je ne suis pas une bête, juge Pauline, mais ça peut se compléter par une sensibilité dans la création des personnages, il faut appuyer sur ses points forts. »
Auteurs complets
Toutes deux sont à la fois scénaristes et dessinatrices, « auteurs complets » comme on dit dans le métier, « avec des propositions très personnelles sur la narration comme sur le graphisme », dans un nouveau paysage de la BD « avec une diversification des styles et des formats, loin de l’héritage des publications de presse ». Solène Rebière avance déjà sur un nouvel album, « encore une grosse brique de 250 pages à l’aquarelle » où il sera question de danses traditionnelles de Bretagne, à paraître toujours chez Futuropolis, en 2027, « un contrat signé avant la parution du premier album ». Et elle nourrit deux autres idées de récits.
Pauline Lega a aussi deux idées pour Sarbacane, dont une chronique sociale en récit choral, « un schéma dans lequel je me sens bien, pour parler des humains » et, avec un autre éditeur, Bayard graphic’, trois projets de scénario en comité de lecture. « Pour les sujets, il est question de paternité et de religions, mais la structure scénaristique est similaire. »
L’attention des éditeurs

Quelle est l’implication de l’éditeur dans le format du livre, le storyboard, etc. ? « Les auteurs qui vendent beaucoup de livres et font vivre la maison d’édition bénéficient de plus d’attention que les nouveaux venus, certains sont même en contact chaque jour, constate Solène. J’ai eu de la chance chez Futuropolis pour l’accompagnement, les avis sont arrivés au bon moment, de façon discrète et pertinente. De même à la sortie, pour la mise en relation avec des structures. » Pour Pauline Lega, »le suivi a laissé beaucoup de liberté tout en étant réactif, avec des interventions à des moments-clé, rien n’a été imposé. Comme dans la vie, j’ai besoin d’une ligne droite, d’indications claires, mais qu’on me laisse respirer et prendre du recul ».
Quels conseils pour une première publication ?
Solène invite à s’armer de deux outils indispensables : « un cahier des heures, ce qu’on arrive à accomplir dans un temps donné, pour se connaître de mieux en mieux. Le regard sur son propre travail évolue, on peut se dire qu’on avance très bien et parfois qu’on n’y arrivera jamais, ce journal de bord permet de temporiser ». L’autre conseil, en riant mais pas tant que ça : « la posture ! faites attention à votre dos ! »
Pour Pauline aussi, l’hygiène de vie est essentielle : « prendre soin de son corps, de sa santé, s’aérer. Et le plus important, c’est de croire en son projet, faire les choses avec le cœur mais ne pas en dépendre émotionnellement ». Et elle ajoute : faire attention à son entourage.