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Un monde en quête de mobilité

Restitution à Nontron © École nationale supérieure des Arts décoratifs
RURALITÉ. Alors que les étudiants de la 3e promotion font leur rentrée ce 29 septembre, nous revenons sur l'aventure singulière qui unit les acteurs locaux du Nontronnais et l’École nationale supérieure des Arts Décoratifs : depuis la rentrée 2021, un programme de niveau post-Master explore le Design des mondes ruraux*.

La deuxième promotion, réunissant six étudiants de 23 à 30 ans sélectionnés sur des profils très variés, designers et architectes, a vécu de septembre à juin dans une grande maison sur la place centrale, lieu d’ancrage de ce qui tient à la fois de la résidence (hébergement, atelier collectif, bourse de subsistance et de production), du laboratoire (expérimentation et innovation sociale), de l’incubateur (pour éprouver et consolider des projets) et du bureau d’études (projets à échelle 1). Objectif : répondre à des problématiques concrètes en misant sur la capacité du design à redynamiser les territoires ruraux. Les projets d’étude en immersion confrontent ces étudiants à des enjeux réels, des sujets prioritaires dont la portée peut concerner la ruralité dans son ensemble. Des échanges sont engagés au niveau national pour voir comment capitaliser sur cette expérience, favoriser sa duplication, diffuser ses enseignements, organiser des formations destinées à d’autres acteurs locaux.

Adapter les transports aux besoins

Les commandes, élaborées en concertation avec les acteurs locaux, portaient pour cette édition 2022-23 sur l’identité des territoires ruraux (Communauté de Communes du Périgord Nontronnais), l’eau et ses usages (CRTE Périgord Vert), les mobilités en milieu rural (Sncf).

Jessica Brignola et Yannick Aly-Béril, © École nationale supérieure des Arts décoratifs

Yannick Aly-Béryl et Jessica Brignola se sont emparés du thème des mobilités. La commande de la Sncf interrogeait l’apport du design pour favoriser les pratiques de mobilités rurales partagées et collectives, réduire la voiture autosoliste, et imaginer les modes de transports les plus utiles aux besoins spécifiques des habitants. En France rurale, 70 % des déplacements sont effectués en voiture et 22 % à pied : seulement 9 % de la population rurale utilise les transports collectifs pour ses trajets du quotidien… La marge de progression est considérable.

Les deux néo-Périgourdins ont dressé un large état des lieux, exploration allant d’une soirée Roulons solidaire (avec des pistes permettant aussi de lutter contre l’isolement en allant ensemble à un événement) à la prise en compte de la mobilités des biens, notamment alimentaires.

Les étudiants ont fait le tour de solutions publiques déjà tentées : plateforme Mover, Atchoum (Blablacar rural), navette nontronnaise destinée aux séniors, covoiturage solidaire Pouce Vert ; et d’initiatives citoyennes. L’ensemble révèle un manque de service de mobilité, et surtout une méconnaissance des possibilités « quand on vient d’arriver sur le territoire ou quand on est isolé socialement ». Au-delà des liens sociaux, les déplacements concernent fortement les entreprises et leurs salariés. Natifs, séniors, jeunes, néoruraux, salariés, touristes : toutes les approches ont été étudiées.

Une solution multi-usages

Parmi les pistes à suivre, l’encadrement de la pratique de l’auto-stop pour la démocratiser, mais aussi la possibilité d’entrer dans le plan national covoiturage du quotidien (trajets inférieurs à 80 kilomètres appelés à être renouvelés) qui intègre le financement d’aires et de lignes de covoiturage, des études préalables pour les collectivités, un soutien aux covoitureurs (1€ de l’État pour 1€ de la collectivité), un site internet national dédié, une mobilisation du Fonds vert. Une consultation pour cerner les blocages empêchant l’usage des transports partagés permettrait aussi de faire évoluer les pratiques de mobilités et d’identifier des incitations.

Et si les bus scolaires transportaient les salariés du territoire et l’alimentation de la cantine de Nontron ? photomontage Jessica Brignola et Yannick Aly-Béril

Une réalité a attiré l’attention du duo, qui a choisi de creuser cette possibilité. Depuis août 2022, les lignes scolaires sont ouvertes aux autres voyageurs réguliers, et même aux marchandises, mais l’information reste peu connue. Le travail de veille sur les mobilités émergentes les a conduits à une expérimentation sur le terrain et l’idée d’un Optit’bus à l’échelle du bassin de vie s’est imposée à partir d’une cartographie des lignes de bus scolaires finement maillées : un vrai potentiel. L’hypothèse de travail consiste à ouvrir ces lignes aux salariés et aux biens alimentaires. Le contexte politique est favorable — le pays Périgord vert et la Région travaillent sur l’attractivité salariale — tout comme la dynamique territoriale, avec des entreprises en difficulté de recrutement du fait des soucis de mobilité alors même que le Plan mobilité entreprises de l’Ademe s’applique depuis 2019 aux employeurs de plus de 50 salariés. Ajoutons à cela que la cantine de la cité scolaire 100 % bio repose sur l’apport de fournisseurs dans les 30 km, avec une nécessaire organisation de collecte et livraison, et une mutualisation prend forme… Les deux étudiants ont enquêté dans des entreprises volontaires (Hermès, Fareva-Laboratoire du bain, Etiq’Etains) avant un test sur trois jours en accord avec la Région, l’entreprise Duverneuil voyage et le syndicat Nontronnais de transports scolaires, et la coordinatrice des producteurs locaux de la Sauce paysanne.

Design des Mondes Ruraux, Enquête habitants ©Julie Eymery, École nationale supérieure des Arts décoratifs

« Et si ça aboutissait ? » imaginent déjà Yannick Aly-Béryl et Jessica Brignola. Alors les bus scolaires pourraient transporter aussi les salariés et les biens alimentaires, la cité scolaire deviendrait un lieu multimodal où il reviendrait à l’entreprise et à la ville de mettre en place des solutions pour le dernier kilomètre, la Comcom et la Région travaillant à un bouquet de services de mobilités. « Une expérimentation permettrait de fédérer toutes les entreprises et, au regard des demandes, d’ajouter des arrêts de bus. » Un kit de déploiement plus tard, Nontron deviendrait territoire pilote d’un projet de mobilité résilient à partir des bus scolaires.

Prolongement bienvenu

Les équipes d’étudiants apportent des références et des sources pour situer chaque étude, un enrichissement évident qui favorise les échanges autour de la restitution qu’ils proposent en fin de parcours. Celle-ci, après avoir stationné à Nontron, est exposée jusqu’à fin décembre à la Fondation Martell, à Cognac.

Bonne nouvelle pour la commande mobilité portée par la Sncf : « elle a connu une trajectoire ambitieuse, a permis de fédérer les attentes du commanditaire et celles exprimées par les acteurs du territoire en termes de mobilité mutualisée, non seulement des personnes mais également des denrées alimentaires », assurent les responsables du programme. « Elle a également permis d’engager des décisions politiques » pour sa reconnaissance et sa compréhension à l’échelle locale mais également nationale. Une dernière phase de déploiement sera menée en parallèle de la nouvelle promotion par le binôme responsable de ce projet, avec une bourse complémentaire et un espace de travail pour quelques mois, ce qui assurera un lien pour la transmission des savoirs avec les nouveaux venus.

Ceux-ci déménageront certainement en fin d’année dans la Maison Lapeyre Mensignac à Nontron, en cours de réhabilitation, pour fixer durablement ce programme dans le paysage local et au-delà, en affirmant une position de région engagée dans cette mutation.

© École nationale supérieure des Arts décoratifs

* Porté avec la Communauté de communes du Périgord Nontronnais, avec le renfort du Pôle Expérimental des Métiers d’Arts, le soutien du ministère de la Culture, de la Région, du Département, de la ville de Nontron, le mécénat de la Caisse des Dépôts et Tech4mobility SNCF.

La revanche des espaces ruraux

Les crises successives ont accéléré la transition engagée vers des zones rurales marquées par des décalages, certains inquiétants comme la mobilité, les services au public, le vieillissement de la population, la santé, la fracture numérique, d’autres plus porteurs comme l’alimentation, les formes de convivialité et d’organisation du travail.

En accordant une importance capitale aux usages, le design peut transformer l’espace rural et dynamiser des territoires. Une génération d’artistes et designers a le souci de réinventer nos façons de vivre et d’engager une transition vers un mode plus durable.

Tiraillée entre des tensions sociales, politiques, économiques liées à la sensation d’être laissé pour compte de la modernité ; et un regain d’attractivité pour l’écologie et un mode de vie plus harmonieux, la société rurale se recompose, avec des services à réinventer et de nouveaux usages du monde. Dans cette mutation, le design intervient sur des enjeux majeurs comme la santé, la mobilité, les modalités de travail, le numérique, le tourisme, la lutte contre l’isolement, l’économie sociale et solidaire ou la revalorisation des lieux de production.

Deuxième promotion Design des mondes ruraux ©Jean-Yves Le Dorlot

« Les zones rurales peuvent être appréhendées comme de véritables laboratoires d’innovation sociale, ou plus simplement de l’art de vivre, articulé à la grande question des temps présents, à savoir celle de l’habitabilité. »  Emmanuel Tibloux, directeur de l’École des Arts Décoratifs

Arrivée de la troisième promotion

La troisième promotion prolongera la réflexion engagée sur la notion d’identité des territoires, les usages buissonniers du paysage, avec de nouveaux lieux à ré-enchanter, elle déconstruira les déterminismes de genre en milieu scolaire (ouvrant à des formations pour la transformation du territoire) et abordera les questions agricoles et alimentaires par l’ensemble de la chaîne de valeurs (production, transformation, distribution, consommation) dans la continuité du travail sur les mobilités.

Trois commandes vont occuper cette promotion pour 2023-2024 :
1. Poursuite de la thématique 2023 autour de la notion d’identité du territoire, incarnée par un mobilier rural vernaculaire, pour penser le territoire dans sa globalité, en sa qualité d’écosystème interdépendant, en considérant ses représentations, ressources, compétences et usages.

2. Déconstruire les déterminismes en milieu scolaire, ouvrir la voie à des formations inscrites dans les transformations du territoire de demain : si les élèves des zones rurales ont en moyenne des résultats légèrement meilleurs que ceux des zones urbaines, leurs projets d’orientation sont en partie conditionnés par la distance aux établissements d’enseignement, l’origine sociale, la méconnaissance des filières d’enseignement et de certains métiers, l’influence de leurs parents… Et l’identité de genre.

3. Maillage nutritionnel, du champ à l’assiette. Dans l’imaginaire collectif, les habitants des territoires ruraux seraient protégés par une autoproduction alimentaire et privilégiés du fait d’une proximité avec les lieux de production. Or, tous ne sont pas sur un pied d’égalité pour la mobilité, la connaissance de circuits et formats de distribution alternatifs ou encore les possibilités économiques.