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Relieur : un métier d’art rare et précieux au service du patrimoine de l’écrit

Dans l'atelier Legrand
Dans l'atelier Legrand © C.T.
À LA PAGE. Pendant des siècles, un livre était un objet unique, on le protégeait avec une reliure en bois, en métal ou en cuir, mais c’est à partir du moment, dans la seconde partie du XVe siècle, où l’imprimerie multiplie les exemplaires que la reliure devient progressivement l’activité d’ateliers spécialisés. L’atelier de reliure au 12 de la rue Saint-Front, à Périgueux, a été fondé en 1862, c’est l’un des deux ateliers de reliure les plus anciens en France. Christophe Legrand et Nathalie Dubois y sont entrés en 1996 pour parfaire leur formation et ont pris possession du lieu en 1999.
La vitrine de l'atelier Legrand, rue Saint-Front
La vitrine de l’atelier Legrand, rue Saint-Front © C.T

D’où venaient-ils ? Leurs études en histoire de l’art les conduisaient vers les musées, le patrimoine, le journalisme spécialisé et, également, vers des professions techniques comme la reliure. À côté de la reliure traditionnelle, ils se sont progressivement spécialisés, pour lui dans la rénovation des livres dont la reliure est en mauvais état, les pages abîmées, et pour elle dans celle des cartes et documents écrits comme des correspondances devenues peu lisibles. La partie la plus importante des commandes, environ 70 %, vient des demandes de particuliers. Certains relieurs se sont spécialisés dans la reliure de l’administration, Christophe et Nathalie travaillent plutôt pour la DRAC, les archives, quelques bibliothèques.

Une presse ancienne
Une presse ancienne © C.T.

Il faut, dans ce métier très particulier, maîtriser des connaissances bien au-delà de la reliure proprement dite. Par exemple, ce qui est relatif à la fabrication du papier. Les papiers anciens, fabriqués à partir de fibres végétales comme le chanvre ou le lin, ne bougent pas : un livre du début du XVIIIe siècle, dans des conditions correctes de conservation, semble aujourd’hui sorti récemment de l’imprimerie. Ce n’est qu’après les années 1820, avec la pâte fabriquée avec du bois, surtout le pin, que le papier se gâte, devient marron ; on peut restaurer un livre de cette époque, mais il faut qu’il soit rare pour en valoir la peine, la restauration dans ce cas étant coûteuse.

Un savoir-faire exceptionnel

Caractères et roulettes bien ordonnés
Caractères et roulettes bien ordonnés © C.T.

L’Atelier des Legrand regorge d’outils très variés, la plupart anciens : de nombreux fers et roulettes à dorer, deux presses, une cisaille, un marteau au manche très court pour du travail de grande précision, non en force, une centaine de polices anciennes de caractères …, pour ceux immédiatement visibles. La maîtrise de certains outils risque d’ailleurs de se perdre ; ainsi, deux techniques de dorure sur le cuir sont utilisées en reliure de rénovation et Christophe Legrand est le dernier en France à pratiquer l’une des deux, qu’il transmet à des relieurs plus jeunes.

On sort admiratifs de l’atelier après avoir vu l’image d’un livre avant et après rénovation, la photographie d’une carte ancienne aux couleurs et aux textes pâlis et la même carte rétablie dans sa beauté première. La ville de Périgueux a la chance d’avoir deux artisans d’un très haut niveau de compétence, équivalent à celui des rénovateurs de Notre-Dame, comme elle a aussi la chance d’avoir un libraire spécialiste de livres anciens, Mathieu Salzgeber, 3, rue André Saigne.

Tristan HORDÉ

Une expertise recherchée

• Qu’est-ce qui vous a le plus intéressé techniquement ?

L'artisan d'art avec le Plutarque restauré
L’artisan d’art avec le Plutarque restauré © C.T.

Récemment, c’est la rénovation de deux volumes des œuvres complètes de Plutarque, en latin et en grec, qui appartenaient à la bibliothèque de Colbert (1619-1683), ministre de Louis XIV. Tous deux, en mauvais état, se trouvent dans la bibliothèque de l’Université de Montréal, à la suite d’un don en 1966. Précision : on n’en connaît que deux exemplaires au monde. Nous avons vu d’abord des photos de l’ouvrage pour, sommairement, évaluer le travail à faire avant un examen plus approfondi avec le bibliothécaire venu dans notre atelier. La reliure du XIXe siècle avait voulu imiter une reliure du siècle précédent, seule la colle tenait les cahiers, les armes de Colbert (une couleuvre) étaient absentes, etc. Nous avons eu la charge de refaire la reliure comme au début du XVIIe siècle, avec les mêmes techniques et des matériaux équivalents : le cuir, les feuilles de garde notamment (1). Nous travaillons avec un moulin en Corrèze où le papier est fabriqué à la main. Cela a été un travail techniquement intéressant que nous avons mené ensemble et qui nous a mobilisé pendant 120 heures. Il conforte évidemment notre réputation et ouvrira à des travaux similaires.

• On peut se demander pourquoi l’Université de Montréal n’a pas sollicité des relieurs québécois.

Tout simplement parce qu’aucun relieur ne pratique de rénovation de ce genre. Nous allons rapporter les deux ouvrages au Québec et nous organisons un stage pour améliorer les compétences de quelques relieurs.

• Mais pourquoi ne pas franchir la frontière et s’adresser à des relieurs américains ?

En dehors du fait que l’Université ne souhaite peut-être pas travailler avec les États-Unis, les tarifs pour ce type de rénovation sont extrêmement élevés, au point qu’il est plus intéressant financièrement de confier le travail à un relieur français…

• À côté d’un engagement dans des travaux techniques très complexes, êtes-vous attirés/séduits par des commandes plus exclusivement tournées sur l’esthétique ?

Bien sûr, nous avons par exemple travaillé avec l’atelier de fac-similés de Montignac-Lascaux qui copie des livres anciens rares pour des bibliothèques, des musées qui ne veulent pas donner les originaux dans des expositions. Nous avons eu à faire une reliure en peau de truie pour les pages d’un cartulaire (2) ; il fallait faire notamment des broderies sur des lanières de cuir, l’atelier se chargeant de patiner la reliure. C’est un travail très minutieux qui nous convient : quand nous avons remis le fac-similé, sur des photos il était impossible de distinguer l’original de la copie.

  1. ce sont des feuilles blanches cousues en avant et en arrière d’un livre, quand l’ensemble du livre a été cousu.
  2. un cartulaire contient la copie des titres de propriété et des privilèges temporels d’un monastère ou d’une église.