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Penser, et panser, le monde

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ÉDITION. “Les penseurs de l'écologie”, ouvrage collectif coédité en juin par L'Obs et Les Liens qui Libèrent, revient sur le long chemin, tortueux, sauvage et oublié qui a conduit à l'écologie moderne. Une notion qui mériterait le pluriel, tant ce livre traduit une pensée foisonnante. À la fois grand public et exigeant.

Non, une génération spontanée ne s’est pas levée un beau matin du pied gauche avec Greta Thunberg pour crier à la face des seuls boomers qu’ils ont pourri le monde… Au-delà de cette quasi réaction de survie, la prise de conscience se nourrit de strates d’informations, d’observations, de connaissances, d’analyses, de réflexions, d’anticipations, de sciences, de concepts consolidés au fil du temps par celles et ceux qui ont pensé l’écologie. On pourrait presque dire que cela remonte à la nuit des temps. Le choc des photos faisant parfois plus que le poids des mots, celui de notre planète bleue flottant dans l’infini, saisie par la mission Apollo 17 en 1972, aurait dû nous remettre à notre juste place.

Changement d’échelle

La mondialisation a accéléré la vision de notre monde fini, à tous les sens du terme, auquel nous empruntons de plus en plus précocement notre avenir (nous épuisons dès l’été, tels des cigales, ce que la planète nous offre pour l’année). Mais les pollutions, l’accaparement des ressources naturelles par certains à leur seul profit, le mépris pour le vivant et, somme toute, pour l’humain, toute une série d“évolutions” présentées comme nécessaires sont le fruit d’une implacable mécanique d’intérêts adossés sur l’indifférence générale. Pour sortir de cette logique, d’aucuns en appellent à une identique mécanique, inverse. Quitte à laisser penser que « sous l’amour de la nature (se cache) la haine des hommes » (Marcel Gauchet).

Observation du vivant

Pour prendre le recul nécessaire sur l’actualité, ses violences et ses débordements, et mieux comprendre les faits, rien n’est plus instructif que le cheminement de la pensée proposée par cette coédition. Après un chapitre d’ouverture marchant à grands pas “de Dieu à Darwin”, en passant par Descartes, Rousseau,… on glisse de l’humain maître et possesseur de la nature au maître et protecteur de celle-ci (Catherine Larrère, philosophe). Le lecteur peut alors s’attarder sur une galerie de portraits de ces Penseurs de l’écologie (mot posé en 1866 sur une notion véhiculée par les Lumières qui devient dès lors une science ; puis la notion d’Écosystème apparaît en 1935). L’ouvrage, loin d’être tendre avec certains, compose une mosaïque des essentiels sur le sujet.

Structuré en trois temps (Premières alertes, L’âge politique, Où atterrir ?), ce manuel de survie intellectuelle dans la jungle des idées reçues trace des perspectives. Au commencement était… François d’Assise, frère des animaux. Plus on avance vers les temps modernes, entre progrès technique et dévastations induites, plus les positions s’affirment. Au fil des pages, voici Henry David Thoreau (disciple d’Emerson et théoricien de la désobéissance civile) et John Muir, deux Américains qui embrassent la forêt, celle-là même qui aujourd’hui s’embrase ; René Dumont, Jacques Ellul, Ivan Illich… jusqu’à l’effondrement décrit par Pablo Servigne.

De la décroissance

Au partage du monde entre ceux qui croient ou non au Ciel a succédé “ceux qui croient au changement climatique ou pas” : autres temps, autres préoccupations quant à l’avenir de nos âmes et de nos corps. Le fameux “Notre planète brûle » de Jacques Chirac, au début de notre millénaire, est l’arbre qui cache une forêt d’approches et de courants formant une complexité à l’image de l’objet étudié : l’environnement dont nous ne sommes qu’une parcelle pensante, donc responsable de ses actes. De quoi alimenter l’écoanxiété ou le militantisme, le retrait de ce monde ou l’engagement pour le sauver. La place de l’homme dans l’ensemble continu du vivant (John Muir) reste au cœur des consciences modernes.

Question de choix

Toute rétrospective reposant sur des choix, Pierre Rabhi, apôtre de la sobriété heureuse, apparaît à peine dans ce casting. Les Périgourdins et Girondins pourront se désoler de l’absence du local de l’étape, Élisée Reclus (1830-1905), et son frère Élie. L’auteur notamment de L’Homme et la Terre, Histoire d’un ruisseau et tant d’autres titres d’une œuvre encore si vivante, aurait mérité autant que son ami Kropotkine de figurer dans cette évocation des grandes figures qui ont théorisé l’écologie moderne. Ajoutons-y Béatrice Arnac, disparue en 2020, qui avait choisi le Périgord pour continuer à célébrer Gaïa à sa manière tout artistique et engagée… pas petite-fille de Zo d’Axa pour rien.

Alors, que faire de l’héritage de ces penseurs pionniers ? À chacun de revenir à la source, grâce à la bibliographie finement choisie, des fondamentaux à quelques essentiels BD, film ou playlist : Rumeurs sur le Rouergue de Tardi et Christin, Interstellar de Nolan ou Complainte du progrès de Boris Vian…

Ecoféminisme

Peu de femmes dans cette galerie, mais quelles femmes : Rachel Carson, auteure de l’indispensable Printemps silencieux sur nos sociétés entrées dans “l’âge du poison” ; Ruth Harrison en lutte contre l’élevage intensif bien avant L214 ; Françoise d’Eaubonne, mère de l’écoféminisme (l’homme qui soumet les femmes fait de même avec la Terre et inversement) ; Elinor Ostrom, pour un autre regard sur les biens communs.