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Les Indochinois oubliés de la Vézère

Pierre Daum et Michel Lecat au coeur de l'exposition © H.C.
LE TEMPS DES COLONIES. De 1941 à 1943, des travailleurs asiatiques ont été envoyés pour assainir des marécages près des Eyzies. Des images étonnantes conservent leur souvenir.

Pieds nus dans la boue, pas payés, mal nourris, logés dans des baraquements sommaires non chauffés, près d’un millier d’Annamites, comme on les appelait alors, travaillaient dans les marais des Beunes, des affluents de la Vézère. Ces Indochinois venus d’une région colonisée par la France que l’on appelait alors l’Annam, et qui deviendra le Vietnam, ont vécu un véritable esclavage en Périgord durant la Deuxième Guerre mondiale. Une exposition inédite, qui vient d’ouvrir aux Eyzies, redécouvre cette histoire incroyable d’une main-d’œuvre de 20 000 hommes, importée de force par l’État pétainiste, d’abord pour travailler dans les usines d’armement.

Travaux dans les Beunes © Archives départementales de la Dordogne

Grâce au travail du journaliste historien Pierre Daum, spécialiste du passé colonial, et de Michel Lecat, conservateur du patrimoine photographique du Bergeracois, ce passé refait surface. Le premier acte d’une longue série d’événements se déroule dans les locaux du PIP, le pôle d’interprétation de la Préhistoire des Eyzies, devenu plus que jamais un pôle consacré aux patrimoines de grand site de la vallée de la Vézère. Avec des photos, des affiches et des cartes, la vie oubliée de ces hommes déracinés est remise en lumière.

D’abord à la poudrerie de Bergerac

Des travaux pénibles © Archives départementales de la Dordogne

Pierre Daum a déjà publié un livre (en 2009 chez Actes Sud) sur ces immigrés amenés de force en France, notamment pour créer des rizières en Camargue. Il a enrichi son sujet par une enquête de plusieurs années avec un focus sur leur présence importante en Dordogne, d’abord à la poudrerie de Bergerac pour des manipulations dangereuses. Ils sont près de 4000 à y être passés entre 1940 et 1948, mais une partie de ces travailleurs, gérés par le service de main-d’œuvre indigène, a été envoyée pour des travaux agricoles ailleurs dans le département, et donc pour assainir des marais aux Eyzies. « Cette main-d’œuvre presque gratuite a carrément été louée pour ces travaux », souligne l’historien. Les photos conservées par les archives départementales de la Dordogne et celles prises lors de reportages, à l’époque, prouvent la dureté de leurs conditions de travail.

Pour faire illusion sur leur vie en France et rassurer leurs familles restées en Indochine, ces déportés se font photographier en belles tenues de ville au studio Bondier frères à Bergerac. Michel Lecat, le petit-fils de Robert Bondier, conserve méticuleusement des centaines de clichés de ces paysans vietnamiens endimanchés avec des fleurs ou des cigarettes au bout des doigts.

Grâce à leur rencontre, Pierre Daum et Michel Lecat ont mis en commun leurs archives et leurs contacts. Ils ont pu nouer des liens avec des descendants de ces travailleurs vivant en France et ouvrir leurs albums de photos de familles.

L’idée d’un parcours mémoriel

Thien Ly Hoang et les souvenirs de son père © H.C.

L’exposition très complète présentée au PIP jusqu’au 28 septembre doit sa richesse à la diversité des documents. Pour le vernissage, des membres des familles avaient fait le déplacement. Thien Ly Hoang, instituteur retraité qui vit en région parisienne, racontait ce qu’il savait de son père Bui Ly Hoang. « Comme il savait parler français, il était interprète. Il était peintre et avait un appareil photo. Ses photos sont des témoignages, comme celle qui a servi pour l’affiche, prise à l’intérieur d’un baraquement. Cette transmission du souvenir est très importante pour moi. » Son père est resté en France après avoir épousé une Bretonne et il est devenu un artiste assez réputé. Il est décédé en 2002.

Vue d’un des dortoirs par Bui Ly Hoang

Françoise Nguyen Rallo, nièce d’un ancien travailleur, a retrouvé des souvenirs, mais reconnaît « qu’on n’en parlait presque pas en famille : on ne parle pas des sujets qui fâchent chez les Vietnamiens ». Les recherches menées sur cette époque ont permis de retisser des liens entre les descendants qui ont fouillé les cartons pour retrouver photos et documents. Michel Lecat a fait le lien aussi avec ses appels à témoignages et la diffusion des portraits.

Une exposition aux couleurs de fresques indochinoises © H.C.

Les fresques asiatiques très dégradées, mais toujours présentes dans un bâtiment désaffecté de la poudrerie de Bergerac, ont aussi contribué depuis des années à attirer l’attention sur le passage de ces Indochinois. Des fragments servent de lien graphique et de couleur asiatique au décor de l’exposition au PIP. La muséographie a été réalisée par Émilie Fouquet et Claire Peyre.

Dans les Beunes, il ne reste pas de trace de leur passage, alors qu’il y avait des camps à Cazelle, Sireuil, Saint-André-Allas et Marquay. Pierre Daum a lancé l’idée d’un parcours mémoriel sur les lieux avec des panneaux en plein air qui seraient un utile prolongement à cette exposition temporaire. S’il fallait une preuve de l’intérêt du sujet, jamais un vernissage au PIP n’a attiré autant de monde.

Une histoire au long cours

Durant des années, Pierre Daum, qui vit à Montpellier, a fouillé avec ténacité les archives officielles pour reconstituer cette histoire peu glorieuse pour l’État français et son passé colonial. Pour travailler sur les Indochinois en Périgord, il s’est notamment installé plusieurs semaines dans une résidence d’écriture des Plumes de Léon, à Saint-Léon-sur-Vézère.

Le mémorial qui s’affichera à Creysse

Cette première exposition, inaugurée le 16 mai au PIP des Eyzies, s’achèvera le 28 septembre et sera suivie par une nouvelle exposition à Bergerac, au centre Dordonha, ouverte le 10 octobre jusqu’au printemps 2026. Le 11 octobre, un mémorial composé de centaines de photos d’Indochinois composant un visage sera installé sur la mairie de Creysse. Au printemps 2026, l’exposition s’installera aux archives départementales à Périgueux.

Un livre écrit par Pierre Daum, toujours avec une iconographie préparée par Michel Lecat, paraîtra aux Éditions Elytis de Bordeaux. Un film est toujours en projet avec le documentariste Philippe Rostan, mais il cherche encore un diffuseur.